Sélection 2014

Manapolis

Manolis, Allain Glykos et Antonin, Cambourakis, 2013

En 2005, Allain Glykos publiait chez Quiquandquoi, un label suisse, « Manolis de Vourla », une fiction retraçant le destin extraordinaire d’un garçon de sept ans brutalement séparé de sa famille, de son village natal, de son meilleur copain turc ; séparé par ce que les Grecs continuent de désigner sous le nom de « Grande catastrophe ».

Rappel historique : en septembre 1922, les troupes turques de Mustafa Kemal s’emparent de Smyrne, l’actuelle Izmir, surnommée alors la « perle de l’Orient », se livrent aux pires exactions et expulsent d’Asie Mineure entre 1,2 et 1,5 million de grecs orthodoxes. Le petit Manolis voit ainsi sa vie basculer.

Jeté sur les routes, avec sa grand-mère Sophia, il retrouvera sa mère en Crète, puis tentera une nouvelle vie prometteuse en France.

S’il perd très vite sa naïveté enfantine, Manolis fait preuve d’un courage étonnant, d’une soif inextinguible de connaissances qui l’incite à découvrir le monde. Sa personnalité illumine véritablement l’ouvrage. Mettre en images cet épisode méconnu de l’entre-deux guerres relevait de l’exercice de haute voltige. Antonin – Antonin Dubuisson, animateur du fanzine bordelais « Zymase » – relève le défi et, d’un trait charbonneux, rehaussé au lavis, offre au lecteur un des meilleurs romans graphiques du oment. Cambourakis l’édite.

Patrick Gaumer

 

Frères d'ombreFrères d’ombre, Sébastien Vassant et Jérôme Piot, Futuropolis, 2013

La rencontre improbable de Kamel, un immigré clandestin algérien en France, et d’Alain, contrôleur SNCF de la ligne Paris-Marseille, en pleine déroute familiale, va être le point de départ d’un récit tout en nuances de Jérôme Piot (déjà couronné dans sa version romanesque par le Prix Charles Spaak en 2007), enrichi par la sobre mise en images dans un camaïeu bistre de Sébastien Vassant.

Par petites touches impressionnistes, l’univers du début des années 2000 nous est suggéré : à la fois l’image d’une Algérie, déchirée par ses conflits politiques internes, son économie défaillante et son administration, envahissante et brouillonne, et l’atmosphère délétère d’une France, au racisme latent, et où la chasse au maghrébin en situation irrégulière semble une priorité nationale et brutale, liée à une suspicion de terrorisme. En même temps, dans ce quasi récit d’initiation, naviguant entre la région parisienne et le midi, c’est la révélation de deux univers psychologiques qui se découvrent et peu à peu s’apprécient.

L’ombre du titre renvoie pour Kamel à l’obligation de vivre caché du fait de son statut ; pour Alain, à sa médiocrité de petit employé de la SNCF, réduit, la quarantaine passée, à vivre chez sa mère après avoir été quitté par sa femme. Mais, presque involontairement d’abord, Alain rend « un petit service » à Kamel qui ne sait où se faire héberger; puis, peu à peu, il découvre l’homme sous le fugitif et, avec l’aide d’un collègue qui dissimule son engagement sous une démarche sarcastique, il accède à une authentique conscience politique qui s’épanouit dans la véritable fraternité qui va l’unir à son ami algérien. En même temps, son ouverture à l’autre va le révéler à lui-même et ce quadragénaire, immature et timide, va savoir enfin affronter ses mauvais souvenirs de son frère biologique et entamer une nouvelle relation amoureuse.

L’atmosphère, parfois lourde, du récit sait s’alléger par quelques traces d’humour et surtout par sa dimension humaniste qui jette un regard optimiste sur les individus même lorsqu’ils sont confrontés à une société plutôt désespérante…

Jacques Tramson

 

KongoKongo, le ténébreux voyage de Jozef Téodor Konrad Korzeniovski, Tom Tirabosco et Christian Perrissin, Futuropolis, mars 2013

Dure expérience que celle de Joseph Conrad, ce polonais devenu capitaine au long cours dans la marine britannique et, obligé, faute d’emploi en Grande Bretagne, d’accepter le commandement d’un vapeur sur le  fleuve Congo, dans le Congo Belge « en pleine expansion » !

Le récit de Christian Perrissin (dont on avait déjà remarqué le talent dans la biographie de Calamity Jane – Martha Jane Cannary) s’inspire de l’œuvre et de la vie de Conrad : il retrace l’expérience éprouvante de l’homme qui croit à la fois réaliser un rêve d’enfance et participer à une expérience humaniste de civilisation et découvre l’horreur d’un colonialisme inhumain, uniquement préoccupé d’intérêts matériels, détruisant les indigènes et les dépouillant de leurs ressources naturelles. La narration met en évidence une scandaleuse société d’exploitation dont Léopold, Roi des Belges, tire tous les bénéfices jusqu’au moment où, grâce à Conrad et quelques autres, il sera dénoncé (mais se poursuivra quelques années encore au profit, cette fois, de l’État Belge).

Le scénario, complété de manière heureuse par une documentation succincte mais précise, est soutenu par le graphisme dramatique de Tom Tirabosco (on se souvient du fascinant« La fin du Monde » chez Futuropolis). Son utilisation très forte du noir et blanc sait jouer aussi bien du contraste que de la fusion charbonneuse des tons, rendant excellemment tant l’atmosphère étouffante de la forêt africaine que la confusion des états d’âme du héros. Quoiqu’utilisant un découpage toujours orthogonal, son montage, par la variation de la taille des vignettes, imprime au récit une dynamique paradoxale : en effet, le mouvement dramatique constant valorise la lourdeur de l’atmosphère et la lenteur inexorable de l’action.

Le récit de cette expérience unique de moins de six mois, qui a marqué de manière constante la vie de l’écrivain, se révèle à la fois analyse psychologique extrêmement fine de cette épreuve et superbe réquisitoire contre le colonialisme, présenté comme une nouvelle forme de l’esclavagisme…

Jacques Tramson